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Département Histoire de l'université Paris 8
31 juillet 2006

Pierre Vidal-Naquet (1930-2006)


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Pierre Vidal-Naquet en 1968



Pierre Vidal-Naquet

1930-2006


vidal_naquet_foleyPierre Vidal-Naquet, qui fut  directeur d'études à l'EHESS, grand spécialiste de l'histoire grecque, est mort dans la nuit du samedi au dimanche 30 juillet à l'hôpital de Nice, d'une hémorragie cérébrale qui l'avait plongé dans le coma depuis le lundi précédent. Il était âgé de 76 ans. Vidal-Naquet a été à la guerre d'Algérie ce que fut Zola à l'affaire Dreyfus : le grand cri de la justice et de la vérité contre la torture et le mensonge d'État. Il a été une référence intellectuelle pour ceux qui combattaient le négationnisme.

"Par esprit de distance, je me suis spécialisé dans l'histoire grecque ancienne, mais je n'ai jamais renoncé à l'idée, elle-même ancienne, puisqu'elle remonte à Hérodote et Thucydide, que l'historien avait son rôle à tenir dans la cité, celui, tout simplement, de témoin de la vérité".

Pierre Vidal-Naquet
pvn_face___la_raison_d__tat_couvintroduction à Face à la raison d'État
La Découverte, 1989







Le Grec, le barbare, la sauvagerie

Le Barbare est simplement le non-Grec, c'est-à-dire celui qui ne sait pas parler grec, exactement comme l'Allemand est, pour le Russe, le "muet". Chez Homère, le mot ne désigne que les voisins cariens. Chezbodrum Hérodote [ci-contre, Bodrum, ville natale d'Hérodote], au Ve siècle, les relations sont plus subtiles : la Grèce est le pays des heureux mélanges et de la pauvreté, tandis que les merveilles se réfugient aux extrêmes, et d'abord l'or, présent aux quatre points cardinaux. La marche vers les extrêmes est aussi la marche vers le non-humain. Les Barbares peuvent se "déduire" des Grecs en ce sens que leurs coutumes sont à l'inverse ; ainsi l'Égypte : "Les Égyptiens, qui vivent sous un climat singulier, au bord d'un fleuve offrant un caractère différent de celui des autres fleuves, ont adopté aussi presque en toutes choses des mœurs et des coutumes à l'inverse des autres hommes" ; au IVe siècle, l'historien Éphore distinguera deux sortes de Scythes, anthropophages et végétariens, deux sortes opposées d'inhumanité.
Antipodes, les Barbares sont aussi origine : pour Hérodote, nombre de dieux grecs viennent d'Égypte et les Cariens sont en partie responsables de l'armement hoplitique, ce qui du reste semble faux. Ce niveau proprement mythique sera dépassé ; Hérodote lui-même, au début de son récit, entend raconter "les grands et merveilleux exploits accomplis tant par les Grecs que par les barbares".

L'opposition Grec Barbare, qui n'est pas raciale mais culturelle et sociale, celle des esclaves de la loi et des Athenesphalangeesclaves du despote, ne recouvre pas parfaitement l'opposition Europe-Asie, par exemple. La notion même d'hellénisation est d'ailleurs une conquête de la génération des guerres médiques. Avant d'être le vainqueur de Marathon [ci-contre, phalange grecque], Miltiade avait été au service du Grand Roi, et le cas n'est pas isolé. Au IVe siècle, la notion d'hellénisme demeure culturelle : est grec celui qui a subi l'éducation hellénique, qu'un Barbare d'origine est apte à recevoir ; mais cette notion se transforme peu à peu : pour Aristote, est barbare celui qui, par nature, est fait pour être esclave. Les schémas culturels qui fonctionneront à l'époque hellénistique sont en place.
(…)

Dans le monde grec décrit par Homère, l'opposition entre la civilisation et la sauvagerie n'est pas celle de la ville et de la campagne, mais celle de la campagne cultivée et de la campagne sauvage. La présence d'une polis, c'est-à-dire d'un point fortifié, d'un dêmos, c'est-à-dire d'un petit groupement humain dont on n'ose dire qu'il4034 est un village, est un signe, mais moins important que celui que représente le travail des champs dont le Cyclope ignore l'existence. Chez Hésiode, la ville est, pour le paysan, un monde lointain où siègent les "rois dévoreurs de présents". Dans le monde de la cité, la campagne sauvage, l'agros, continue à exister sous forme de zones frontières peuplées de bûcherons et de bergers transhumants. On a vu que l'éphébie et la cryptie étaient associées à ces zones ; dans l'agros, un dialogue existe entre Dionysos et Hermès. Hermès exprime l'action civilisatrice de la société qui fraie des chemins bornés ; c'est le dieu de l'espace ouvert par rapport à l'espace clos du dionysosK11foyer (hestia) symbolisé par le prytanée.

Dionysos exprime au contraire le déchaînement de la nature sauvage qui peut envahir jusqu'aux terres à blé de Déméter. C'est ce que racontent Les Bacchantes d'Euripide. Idéalement, dans la cité, la distinction entre ville et campagne est supprimée, et Platon tire les conséquences de ce fait : chacun doit habiter à la fois au centre et dans la périphérie. Mais cette vérité a une signification bien différente à Sparte et à Athènes, toutes les positions intermédiaires existant par ailleurs. À Sparte [ci-contre, le théâtre à Sparte], lasparte3 ville, en définitive, n'existe pas : le centre monumental est à peine esquissé ; la terre civique (chôra politikê) est divisée en lots cultivés au profit des Spartiates de plein exercice, les homoioi. Le rapport n'est donc pas entre la ville et la campagne, mais entre les guerriers et les paysans dépendants – sans parler des habitants des cités de Laconie. À Athènes, au contraire, les démotes cultivent la terre avec, à l'époque classique, beaucoup plus d'esclaves qu'on ne l'a en général supposé ; les dêmes ruraux sont à la fois des parties de la grande cité et de petites cités qui répètent la grande. La guerre du Péloponnèse, l'abandon de la campagne à l'ennemi, la stratégie de Périclès centrée sur la défense de la ville contribueront à ouvrir entre la ville et la campagne une crise profonde que reflète l'œuvre d'Aristophane.
Au IVe siècle se développe un nouveau genre de vie urbain (les maisons d'Olynthe en sont un témoin parmi trir_med'autres) à mesure que la vie revêt un caractère de plus en plus privé. Paradoxalement, le développement de la flotte et du commerce maritime porte la responsabilité à la fois de l'équilibre athénien et de son déséquilibre : de l'équilibre, parce que le petit peuple des campagnes, intégré à la cité par Solon et Clisthène, a formé une large part des équipages de la flotte et a bénéficié des revenus de "l'Empire" ; du déséquilibre, parce que ces revenus se sont concentrés progressivement dans la ville. Aux masses déracinées par les guerres et les troubles politiques, aux mercenaires notamment, Isocrate propose comme exutoire non une nouvelle restructuration de la cité, mais la conquête coloniale de l'Asie. C'est ce qui se produira.

Pierre Vidal-Naquet, extrait de "Une civilisation de la parole politique"
dans Le Chasseur noir. Formes de pensées et formes de société dans le monde grec,
Maspéro, 1981, p. 24-29.



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la "psychologie historique"


pvn_scrutant_l_horizonL'histoire institutionnelle, sociale, économique, celle que pratiquent en Angleterre, M. I. Finley et en France Yvon Garlan, Philippe Gauthier, Claude Mossé, Édouard Will, ne prend pour moi toute sa valeur que lorsque peut y être jointe l'étude des représentations qui accompagnent et même qui pénètrent les institutions et les pratiques du jeu politique et social.

Le textuel et le social. Bien des analyses que l'on trouvera dans ce volume [Le Chasseur noir] partent d'un texte dont il s'agit, en fin de compte, de faire jaillir le sens. Mais, contrairement à ce que pense Jean Bollack, par exemple, je ne crois pas, pour ma part, que le sens soit immanent au texte, que le texte ne s'explique que par le texte. À la limite, selon cette école de pensée, à qui nous devons de très beaux travaux, il faudrait, préalablement à l'étude du texte, débarrasser celui-ci des sédiments qu'y a accumulés la tradition - et la tradition commence avec les philologues de l'époque alexandrine. Alors, et alors seulement, le texte pourrait resplendir comme un diamant arraché à sa guangue et taillé selon des clivages naturels. Mais le texte pur existe-t-il ?
À la limite, je pense, au contraire, qu'un texte existe non pas seulement à travers son environnement textuel, politique, social, institutionnel, mais aussi dans et par la tradition qui nous l'a légué, à travers les manuscrits, les travaux des philologues, des exégètes de toute sorte, des historiens. Cette pluridimensionnalité du texte est pour moi au coeur d'une conception pluridimensionnelle de l'histoire. Le social pur n'existe pas non plus. L'imaginaire est, certes, immergé dans le social : un auteur tragique grec n'écrit pas comme Racine, et un général athénien ne manoeuvre pas comme Frédéric II, mais le social - C. Castoriadis l'a bien compris - est aussi imaginaire : ainsi la création, au temps de Clisthène, de la citéMasque_3 athénienne des dix tribus, ainsi la naissance de la tragédie. Le social est pesanteur, mais il n'est pas que pesanteur. Là même où l'écart est maximum, entre le textuel et le social, entre le texte philosophique, par exemple, élaboré par Platon, et "l'histoire athénienne d'Athènes", comme l'appelle Nicole Loraux, la relation existe. En ce sens, mon travail d'historien s'apparente bien à ce qu'Ignace Meyerson et Jean-Pierre Vernant ont appelé la "psychologie historique", mais nos voies ont été différentes. Meyerson et Vernant sont partis des catégories psychologiques, dont ils ont montré qu'elles n'étaient pas éternelles, et ont rencontré - parce qu'ils les cherchaient - les textes et les institutions politiques et sociales. J'ai accompli le cheminement inverse.

Pierre Vidal-Naquet, avant-propos au Chasseur noir, 1989, p. 14-15.


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citoyen et hoplite


... à Athènes, et pour l'essentiel à l'époque classique, l'organisation militaire se confond avec l'organisation hoplitecivique : ce n'est pas en tant qu'il est un guerrier que le citoyen dirige la cité, c'est en tant qu'il est un citoyen que l'Athénien fait la guerre. Il fut peut-être un temps qu'évoque M. Détienne, où l'assemblée était d'abord l'assemblée des guerriers, réunis par exemple pour débattre du partage du butin. On a longtemps cherché des "survivances" de ce temps ; l'entreprise s'est révélée vaine. L'activité guerrière fut certes un modèle, mais en première approximation, à l'époque classique, elle ne l'est plus. Claude Mossé nous a donné un certain nombre d'exemples précis qui prouvent assez bien que, pour l'armée et la flotte des cités grecques, c'est la polis qui est modèle.
Cela est vrai jusqu'à l'évidence à Salamine, où ce n'est pas la flotte qui sauve la cité mais la cité qui s'installe sur les vaisseaux, à l'abri du fameux "rempart de bois" de l'oracle ; cela est encore vrai pour la troupe déjà fort mêlée, et où les Athéniens proprement dits ne sont pas majoritaires, que commande Nicias en Sicile. Mieux, les mercenaires fort bigarrés de l'Anabase, après l'assassinat de leurs généraux recruteurs, éliront leurs stratèges, délibéreront en assemblée, bref se comporteront, suivant l'expression de Taine, comme une "république voyageuse".
Il s'agit bien d'un trait distinctif de la cité classique, qui, soit dit en passant, se prolongea largement à l'époque hellénistique, non seulement à Rhodes, mais dans maintes et maintes petites bourgades dont les inscriptions nous révèlent, du IIIe au Ier siècle avant J.-C., la fierté avec laquelle ils entretiennent leurs milices civiques. Mais, là même où, comme à Athènes au IVe siècle, le soldat citoyen devient peu à peu quelque chose comme un rêve archaïsant, le principe demeure, évident, presque trop évident.

Pierre Vidal-Naquet, "La tradition de l'hoplite athénien",
dans Le Chasseur noir, Maspéro, 1981, p. 126-127.


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- interview recueillie par Thierry Paquot, 30 janvier 1998

- "la vérité de l'indicatif", entretien avec Pierre Vidal-Naquet, réalisé par Philippe Mangeot et Isabelle Saint-Saëns, publié dans Vacarme, n° 17, automne 2001

- interview recueillie par Irène Michine pour Le Patriote Résistant, avril 2003

- "De Faurisson et de Chomsky" (1981)

- fiche sur les entretiens télévisés avec Pierre-André Boutang, Delphine Canard et Annabelle Le Doeuff (1984)

- une biographie dans Biblio-Monde

- "L'intraitable" par Jean Lacouture, nouvelobs.com (1er août 2006)

- "L'État n'a pas à dire comment enseigner l'histoire" (Libération, 14 avril 2005)

- à propos de la thèse de Raphaëlle Branche (L'Humanité, 12 septembre 2001)

* article-hommage de l'historien Gilbert Meynier sur le blog d'Études Coloniales (août 2006)

 

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Jean-Paul Sartre, Laurent Schwartz, Pierre Vidal-Naquet et
Claude Bourdet, conférence de presse le 8 février 1968 (AFP, source)


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   PVN

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mon travail d'historien s'apparente bien à ce qu'Ignace Meyerson
et Jean-Pierre Vernant
ont appelé la "psychologie historique"

- Jean-Pierre Vernant (1914-2007)

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